Variation de Anne-Sophie GUENOU

Variation de Anne-Sophie GUENOU

Non mais vous y croyez ?

50 ans que la pucelle est emportée, sauvée, arrachée des griffes du méchant dragon sorti du fleuve. Un combat héroïque et sanglant, interminable et violent, remporté par le plus valeureux, le plus musclé, le plus dévoué de tous les chevaliers de la bourgade. Que de superlatifs !

Près de huit siècles, depuis mon premier ancêtre, écuyer, à mon petit dernier, écolier, 24 générations de bavards bafoués. Nous la connaissons la vérité, la véritable histoire de notre village, pas une légende, non, pas une comptine, une de ces fables pour les enfants le soir au coucher... non, l’Histoire ! On nous la conte insupportable, épouvantable, à peine croyable, effroyable !!!! Et pourtant…

Oui le dragon a existé, plus grand, plus gros et plus puissant que ce que vous croyez. Oui, le chevalier aussi c’était vrai, seulement moins valeureux, intrépide et dévoué que ce qui est narré. Son écuyer qui y était, (il y a près de 8 siècles, 24 générations, vous suivez ?) fut le premier à garder le secret de cette histoire, que je vais vous raconter.

Il vous faut d’abord savoir que, naguère, le paysage était bien différent : 1272, voyez le bourg installé au bord du Fleuve, tout au bord, les hommes et les eaux ne faisant qu’un, l’équilibre parfait, les vignes entourant le hameau, arrosées par les eaux précieuses de ce serpent géant. Les quelques demeures initiales ont peu à peu foisonné et le village, à présent stable et puissant, voit ses habitants prospérer. Leur vin est le plus doux et le plus recherché du Royaume. On lui confère tant de vertus, la guérison et la fécondité, la joie et la puissance, la gloire et l’éternité ! Le Fleuve, allié infaillible, distribue le précieux liquide dans tout le comté et au-delà.

Or, cette bourgade aux cœurs satisfaits mais jamais orgueilleux, façonne des jalousies et des envieux. Le Seigneur de la vallée en goûte ainsi une frustration amère et grandissante, un besoin incontrôlable d’asseoir son règne et sa suprématie. Il ordonne alors qu’on coupe tous les pieds de vigne du comté, et les fait partir en fumée. Par ce brasier rugissant il invoque le Maléfique, l’implorant de déchaîner les éléments, de détruire ce petit bourg rival qui le tord de convoitise et de haine. Douze lunes durant, des orages violents, intenses, outranciers, s’abattent sur la vallée. Le fleuve grossit, chaque jour un peu plus, menaçant maintes fois d’engloutir le village de ses eaux tumultueuse. Et un jour une vague, titanesque, monstrueuse, se soulève, prête à tout emporter. Le temps se suspend, chacun retient son souffle, résigné à périr englouti dans le ventre du Fleuve. Puis un grondement sourd, profond...les corps tremblent et se figent, la terre vibre. Le voici le Dragon ! Plus large encore que le Fleuve, plus rouge même que la colère des Dieux, il jaillit des eaux en un souffle furieux. Plus une âme ne bouge. Notre valeureux chevalier reste figé dans son armure, transi, glacé, halluciné. Et si c’était maintenant ? Si c’était la fin ? C’est alors que le Dragon s’érige: il retient les eaux à la force de son corps monstrueux, et les villageois se hissent sur son dos, là où la vague ne pourra pas les atteindre : il n’est pas venu pour terroriser, il est là pour se battre, contrer cette vague meurtrière ! La fureur des eaux bouscule, violente le Dragon, le Fleuve avance, le village est détruit, mais le sauveur résiste. Perchés sur ce dos providentiel, les villageois ne font qu’un, enlacés, pétrifiés: Le combat est interminable, deux jours, deux nuits de violentes secousses et de cris déchirants, la peau glacée de terreur, le bouillonnement incandescent que le Dragon vomit. Au matin du troisième jour, le Fleuve se calme enfin et le Dragon se couche, vainqueur, pour ne plus se relever...jamais.

Vivants, incrédules, traumatisés, les villageois se relèvent, la vie reprend son cours. Là-haut, perchés sur le dos de leur sauveur, ils posent la première pierre d’un château, et peu à peu installent leurs demeures à l’ombre du Dragon.

Mais avec les années, les vérités vacillent et peuvent se modeler. Comment mener un peuple qui ne craint plus les monstres ? Comment gagner la confiance de ces petites gens, les riches et les pauvres, les familles, les jeunes, les vieux et les gueux, qui ne croient plus en leurs combattants ? C’est ainsi, qu’au détriment des faits, la légende se crée...

750 ans...750 années que vous le craignez ce Dragon. Ne le chassez plus, ne le combattez plus, levez la tête, longez des yeux la crête de la colline qui surplombe le village...le dragon dort...il nous protège de l’autre monstre, ce fleuve indomptable et cruel en ses moments furieux.

Cette colline, ce petit mont, c’est le vôtre, le nôtre, celui de tous et dont chacun peut dire : c’est le mien, Mon dragon.

Fin